36.
Un martèlement de pieds. Cassandre est réveillée par l’arrivée d’une foule bruyante qui surgit soudain par plusieurs portes béantes. Les gens circulent autour d’elle, préoccupés d’arriver à temps à leur travail. Elle se lève et marche sans but dans les couloirs du métro. Elle a faim.
Je ne peux pas rester sans la moindre pièce. Il me faut au moins cinq euros, sinon je me sens nue.
Jamais elle ne s’était trouvée dans cette situation étrange avant son évasion de l’école des Hirondelles. Pas d’argent. Pas de papiers. Les poches vides. L’estomac vide.
Les gens glissent autour d’elle comme une masse liquide en perpétuel mouvement.
Ils n’ont même pas conscience de leur chance de pouvoir manger tous les jours des plats frais de leur choix. Ils n’apprécient même plus d’avoir de l’argent, un toit, un lieu chaud où dormir… Il faut être privé des choses pour s’apercevoir que c’était un grand privilège de les posséder.
Cassandre se faufile dans les couloirs souterrains. Elle découvre que le métro est le lieu idéal pour la mendicité. Elle s’assoit et tend la main. Une pièce de 50 centimes tombe, lâchée par une main distraite. Un sentiment de soulagement l’envahit et elle émet un « Merci beaucoup, monsieur ! » accompagné d’un salut révérencieux.
Alors, c’est aussi simple que cela ? Il suffit de tendre la main et l’argent tombe ?
Mais une femme en robe de bohémienne lui fait comprendre qu’elle doit déguerpir. Elle se dresse, prête à se battre, quand une autre, derrière elle, exhibe un couteau. Elle n’insiste pas.
Cassandre découvre que la mendicité est un métier, avec ses zones tenues par des professionnels. Chaque territoire est surveillé, comme les araignées surveillent leur toile. Les « bons coins » sont très recherchés parce que les usagers y attendent en foule, sans pouvoir bouger. Elle se met en quête d’un territoire libre mais n’en trouve aucun. Dès qu’elle s’installe quelque part, les autres mendiants la chassent inexorablement.
Cassandre tente alors la technique de mendicité mobile. Elle circule dans les rames de métro. « La charité s’il vous plaît, madame-monsieur. » Les gens font semblant de ne pas l’entendre. Elle tente d’autres phrases « Pour manger » ou « On m’a tout volé. » Quand elle ne mendie pas elle-même, elle regarde comment opèrent les autres mendiants et découvre que c’est tout un art.
Certains récitent des textes trop longs ou racontent leur vie : « Bonjour, mesdames et messieurs, et merci d’avance pour votre attention. J’aurais préféré ne pas vous déranger mais ce sont les circonstances de la vie qui m’ont obligé à venir ici. J’ai tout perdu quand j’ai été licencié de mon travail et que ma femme m’a quitté… »
Pas bon.
Les gens n’aiment pas ceux qui s’expliquent ou qui se plaignent.
Il y a les humoristes : « Je sais que vous n’allez rien me donner mais je passe quand même par habitude, on ne sait jamais. »
Les agressifs : « Normalement ce n’est pas moi qui devrais être là, mais vous. Car moi je méritais mieux. Par contre vous, avec vos têtes d’ânes bâtés, vous mériteriez de crever tous autant que vous êtes. »
Il y a les poètes : « Donnez-moi quelque monnaie et je vous remercierai, donnez-moi quelque argent et je serai content, donnez-moi un simple sourire et je prendrai un navire. »
Il y a les explicatifs : « Tout a commencé quand je me suis fait cambrioler, c’était l’été dernier, alors que nous habitions Marne-la-Vallée. La boîte cachée derrière le linge contenait toutes mes économies. Ils ont tout pris et j’ai tout perdu. »
Les « deuxième degré » : « Je vous garantis que si vous me donnez de l’argent, celui-ci ne sera utilisé que pour ma consommation personnelle d’alcool ou de drogue. Et grâce à vous je ne prendrai que des produits toxiques de qualité. Promis juré ! »
Les « humoristes sûrs d’eux » : « Désolé, je ne prends pas la petite monnaie, je ne prends que les billets. Pas de chèque non plus, on m’a déjà refilé des chèques en bois, je me méfie. »
Cassandre trouve finalement le meilleur texte, le plus sobre et le plus convaincant, le mieux adapté à son personnage : « Pour rentrer chez moi, retrouver mes parents, SVP. »
Ainsi le chaland peut penser qu’elle est une fugueuse repentie, avide de retrouver sa famille. Le scénario étant cohérent, elle obtient un certain succès surtout auprès des personnes âgées ou des parents qui se projettent : si leur enfant fuguait, ce serait bien qu’on lui donne l’argent du retour. La quête se transforme donc en « mendicité d’exorcisme », comme ces gens qui donnent aux associations de recherche contre le cancer pour conjurer le sort.
Quand quelqu’un veut discuter pour en savoir plus sur elle, elle présente le scénario qu’ils attendent.
« J’ai fugué, je regrette, je veux rentrer pour reprendre mes études au lycée. » Et si ça ne suffit pas elle invente une histoire plus compliquée où elle est la malheureuse victime d’un oncle pervers qui abusait d’elle et à qui elle vient d’échapper. Devant le succès de cette dernière histoire, elle prend du plaisir à la développer et à ajouter des détails salaces.
J’invente ma légende personnelle idéale. Être clochard rend mythomane.
Parfois des hommes lui mettent la main aux fesses avec des airs goguenards. Elle s’énerve au début, puis devient indifférente.
Mais les plus dangereux sont les autres mendiants en activité. Ceux-là lui adressent clairement des signes de menace.
Elle se retrouve à se battre, à mordre et griffer une fille qui doit être à peine plus jeune qu’elle mais qui, en voyant son allure si proche de la sienne, a jugé qu’elle était une concurrente déloyale.
Cette fois, Cassandre ne fait pas le poids. L’autre est beaucoup plus hargneuse et beaucoup plus forte. Les deux jeunes filles se battent et roulent sur le quai du métro. Quand Cassandre mord, l’autre la mord en retour, quand elle tire les cheveux l’autre réplique de même. Elle a envie de lui proposer une alliance, une amitié, un échange de tuyaux entre sauvageonnes mais l’autre n’est que colère. Cassandre préfère déguerpir plutôt que tenter une diplomatie hasardeuse.
Quand la pluie cesse, elle remonte en surface où l’air est nettement meilleur, mais le temps a beaucoup fraîchi et elle cherche un moyen de ne pas avoir froid en dormant dehors. Elle observe comment font les autres clochards et finit par occuper les bouches aériennes du métro qui émettent l’air tiède et vicié des couloirs souterrains.
À un moment, elle croise une fille hideuse. Elle se prépare à se battre contre cette concurrente mais la fille n’est autre… qu’elle-même dans le reflet d’un miroir.
Non, ce n’est pas possible, je ne suis pas devenue ça !
Cassandre réalise que depuis plusieurs jours elle n’a pas eu l’occasion de se regarder.
Elle se scrute dans les moindres détails.
Qui suis-je ? Bon sang QUI SUIS-JE VRAIMENT ?
Elle a perdu toute beauté, toute grâce, toute féminité. Elle a le sentiment d’être une fleur qui n’a plus de pétales. Juste une tige épineuse sans charme que fuient les papillons et qui attire les mouches.
Elle s’examine de plus près et remarque ses pores encrassés de points noirs.
Maintenant Kim ne pourra plus me faire de reproches sur « mes mains propres de bourge ».
Dire que j’ai toujours appuyé sur les boutons des toilettes avec les coudes de peur de me souiller les doigts et mis une collerette de papier sur la cuvette pour éviter tout contact.
Elle ne s’est pas brossé les dents avec du dentifrice depuis longtemps. Elle a en permanence un goût pâteux dans la bouche. Elle souffle dans sa main, renifle ; sa propre haleine la dégoûte.
Cassandre décide de se doter d’une allure gothique.
« Toute faiblesse assumée devient un choix artistique. » Encore un proverbe qu’aurait détesté Orlando mais que pourrait arborer Kim sur son tee-shirt.
Elle récupère dans une première poubelle des godillots noirs, épais et troués, dont le pied droit a le mérite de ressembler au pied gauche. Au fond d’une deuxième : une veste en cuir noir gaufrée de motifs en forme de crâne. Elle est déchirée mais Cassandre n’en a cure. Elle lui ajoute des pinces, des épingles à nourrice, des clous, des pointes. Elle déniche un fond de maquillage noir et, à l’aide du reflet d’un miroir fêlé, elle s’invente un personnage.
… pour assumer mes faiblesses et les transformer artistiquement mais aussi pour faire peur aux bourgeois.
Elle découvre des gants de cuir noir et en coupe les doigts pour s’en faire des mitaines. Sa panoplie est désormais complète. Elle a retrouvé cet autre réflexe animal : devenir la plus repoussante possible pour faire fuir les prédateurs. La puanteur du putois et l’allure inquiétante du loup sont après tout des stratégies de survie qui ont fait leurs preuves. Elle se contemple ainsi grimée dans un reflet de vitre.
Désormais j’ai une fonction sociale connue : épouvantail.
Puis elle s’examine sous différents angles et finit par trouver à quelle actrice elle ressemble.
Je suis Jennifer Connelly, comme dans Requiem for a Dream, mais en plus jeune et plus gothique.
Forte de son nouveau déguisement, elle visite les supermarchés et prend l’habitude de chaparder sa nourriture. Même les vigiles préfèrent la laisser partir plutôt que de la toucher, risquer d’attraper des poux ou de se faire mordre. Car elle n’hésite pas, dès qu’une menace se profile, à montrer les dents et à grogner.
Comme Yin Yang.
Cassandre débusque dans le recoin d’une impasse sombre une anfractuosité qui lui sert de coffre-fort. Elle dépose là une radio qui marche encore, un carnet et un stylo, un couteau, une bouteille d’eau, un tube d’aspirine, du savon, un rasoir, une lampe de poche, des sachets de chips.
Mon patrimoine.
La jeune fille recouvre le tout avec une brique pour ne pas attirer l’attention. Ce trou avec ses affaires à l’intérieur devient son très petit « chez elle ». Ce ne sont que quelques dizaines de centimètres cubes mais c’est un début de territoire. Elle ne s’en éloigne pas trop.
Un jour de pluie, elle s’aperçoit que l’humidité a mouillé ses chips. Elle décide de tout envelopper dans un sac plastique. Règle numéro cinq du bon clochard : tout envelopper dans du plastique étanche. En attendant, elle mange les chips mouillées.
Je ne laisserai jamais le malheur avoir le dessus, aussi dures…
— que soient les épreuves je ferai face et ils ne pourront pas me…
… Bon sang j’ai parlé !
Elle plaque sa main sur sa bouche pour s’obliger à se taire et prend conscience que jusqu’à « aussi dures » elle a pensé et à partir de « que soient les épreuves » elle a parlé.
Ainsi, elle a franchi la deuxième étape de la déchéance : après le grattage, le soliloque.
Et viendra ensuite le troisième stade. Probablement devenir folle.
Je ne veux pas devenir folle.
Elle cherche les raisons qui pourraient expliquer ce moment de faiblesse.
C’est parce que je n’ai pas de dialogue intelligent avec qui que ce soit, je ne lis pas de livre. Du coup, mon cerveau n’est pas entretenu.
Elle réfléchit.
Pour ne pas devenir folle il faut se nourrir l’esprit. Des livres… Voilà le seul remède. Vite.